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Ma cicatrice, une empreinte de nos vies…

Plus jeune, je pensais que les femmes qui accouchaient par césarienne n’étaient pas des vraies mères. Elle n’avaient pas traversé la douleur initiatique qui donnait droit à l’obtention du statut. Elles échappaient évidemment aux atroces souffrances, cela les rendait moins admirables, moins fortes, moins légitimes et surtout moins courageuses. Ma propre expérience se tenait loin de ce genre de considérations de toute façon, moi qui devais accoucher naturellement sans artifice ni aucune médication, accompagnée de mon ballon et mon bain à remous. La césarienne ça n’était pas pour moi… J’aurai bravé tous les obstacles et relevé les défis les plus périlleux pour devenir mère grâce à un accouchement "traditionnel", un vrai, un difficile.

J’ai élaboré avec minutie notre plan de naissance, mais la page "complications" tenait dans un mouchoir de poche, je l’avais effleuré cette éventualité juste pour dire que les possibilités toutes entières étaient prises en considération, rien ne m’échappe, bien entendu, tout est sous contrôle, mais la césarienne ça n’était pas pour moi…

Il y a plusieurs sortes de césarisées, celles qui la choisissent par confort, ce ne sont pas celles-là que je compte évoquer même si d’un point de vue psychanalytique et sociologique, je pourrai soulever certaines réflexions. Que peut motiver ce genre de décision: la peur d’avoir mal? La perte de contrôle inacceptée? La crainte de voir sortir de son corps si étroit ce petit étranger?

Enceinte, je réalisais pour la première fois l’impossibilité de faire marche arrière. Ce bébé devait sortir, quel qu’en soit le prix. Dans ma vie toutes les autres décisions étaient jusque là réversibles. Je pouvais rebrousser chemin, changer de trajectoire, m’ajuster ou renoncer et même accélérer si je le désirais, mais là, impossible de se défiler. Cette pensée m’a longtemps hantée, j’ai eu du mal à faire face à cette réalité et encore aujourd’hui je frissonne en me remémorant cet inconfort mal assumé. Quelle sensation gênante de me sentir prise en piège et de clairement devoir lâcher prise. J’ai loué mon corps neuf mois, à cet être impalpable qui aujourd’hui est tout pour moi, mais qui à l’époque me terrorisait et m’incommodait au plus haut point, comme un coloc qu’on n’aurait jamais croisé mais à qui on doit laver la vaisselle et ramasser inlassablement ses chaussettes.

Il y a aussi les césarisées programmées, celles qui savent et se renseignent, se résignent et considèrent les points positifs, pèsent le pour, le contre, comprennent d’où vient ce choix médical éclairé et nécessaire. Il y a le temps pour la communication, la place et l’espace pour les angoisses. Il y a ce nom à apprivoiser, la colère à décanter, et la peur à éloigner en attendant de vivre cet instant planifié.

Et puis, il y a moi et ma césarienne d’urgence, décidée in extremis entre deux contractions insoutenables et une décélération cardiaque. Il n’y a aucun répit, et un seul choix s’impose: foncer pour nous libérer toutes les deux.
Encore aujourd’hui je ne comprends pas ce qui s’est passé. C’est simplement cette cicatrice imposante, boursoufflée et douloureuse qui me rappelle que je n’ai pas rêvé. Cette sensation de vide autour de mon ventre qui me fait douter et croire que je n’ai pas réussi.

Nous étions en grand danger, je le sais, une infirmière m’a assurée que nous serions mortes toutes les deux dans une autre époque, cela panse ma blessure, calme ma peine, console mon deuil. Entre ce que l’on a prévu et ce que l’on traverse réellement il y a un précipice amer, cette césarienne est la plus belle de ces leçons. Nulle n’est à l’abri de vivre un accouchement foncièrement différent de celui fantasmé. Je me rappelle avoir fait mes ongles de pieds d’un rouge très vif pour l’occasion, je me visualisais les regarder lorsque je pousserai. Ils m’aideraient forcément à focaliser un point précis de concentration, tout un symbole, puisque j’avais décidé de me faire belle juste pour elle. Eux me demandèrent de retirer ce vernis superflu, marque de mon extrême organisation: prête jusqu’à la pointe des pieds. En salle d’opération mes plans ne pesaient pas lourds, ma pédicure parfaite gênait leurs protocoles.

Tout s’est très bien passé d’un point de vue médical, exceptés ces produits d’une virulence à tout rompre, qui font vomir et tourner la tête, sans jamais être informée du déroulement des étapes. Un étouffement frénétique aussi, puisque l’anesthésie monte si haut qu’on ne sent plus ses poumons se remplir. Pas de place à l’imprécision et au bavardage. Je ne connaissais pas le scénario de ce film improbable, je n’avais pas révisé pour cet examen, je récitais un poème lu une fois. Quelle détresse j’ai ressenti, devoir me laisser guider et diriger dans un moment si fondamental et intime alors que j’avais pourtant mis en place les mécanismes les plus rigoureux qui me permettaient justement d’être proche de mon corps, ses sensations et mon authenticité.

Avec le recul je sais que la rapidité des soins, les gestes précis et hâtifs révélaient l’urgence de l’intervention. On l’a échappée belle !!

Mon plan de naissance devenait l’antithèse malheureuse de mon vécu. Je voulais un cordon coupé quand il ne battrait plus, je ne voulais pas de vitamine K, ni de lumière aveuglante, un personnel réduit et sécurisant était prévu. Je voulais l’accueillir moi même, la faire glisser sur mon ventre plein d’amour pour sa première tétée ce qui aurait aidé le placenta à descendre. J’espérais la protéger et avoir un rôle actif dans ces moments particuliers, ces moments qui nous appartenaient. J’étais si documentée, infaillible sur le sujet. La théorie était ma meilleure amie.

Mais, je me suis retrouvée anesthésiée et hagarde, diminuée et fragile. Je n’arrivais pas à m’arrêter de pleurer, d’ailleurs tout ce que je sentais encore de ce corps endolori et traumatisé par plus de 14 heures des violences barbares, étaient mes larmes chaudes et mouillées, c’était doux et agréable cette sensation qui me rappelait que j’étais en vie. Ma chair lourde et inerte ne répondait plus, ma tête droguée par mille potions et ma fille entre les mains stériles et caoutchoutées de médecins expérimentés qui avaient oublié mon nom. Voilà ce qu’a été la naissance de ma Nounou.

Plusieurs évènements peuvent être traumatiques lorsqu’il y a césarienne. L’intervention en elle même, mais aussi la naissance en général. Je l’ai entendue crier, mais je ne pouvais ni la voir ni la toucher. Je pense que les anesthésiants m’ont aidés à ne pas me poser trop de questions et ne pas perdre la tête. Je l’ai entrevue, manipulée par les autres, aveuglée par ces affreux néons et abasourdie par les bruits mécaniques de la salle d’opération. Notre plan de naissance par chance mentionnait que son papa, mon amoureux, notre soutien irremplaçable ne la quitterait pas pendant les soins. Il l’accompagnerait et veillerait sur elle. Cela a été un appui extraordinaire de pouvoir lui passer le flambeau en toute confiance. Il a été mes bras, ma tendresse, ma voix, mes émotions, et même ma mémoire jusqu’à mon arrivée où je les ai trouvé lovés en peau à peau. Quel réconfort, quelle sérénité. Un moment suspendu…

L’équipe a été parfaite et je n’ai aucun reproche à formuler, mais pourtant je souffre encore de cet évènement douloureux et de ce sentiment d’inachevé. Le plus éprouvant encore aujourd’hui, reste la mauvaise manie de croire que ma fille pourrait avoir des empruntes psychologiques de cette naissance particulière. Elle était coincée dans ce ventre devenu dangereux pour elle, elle a fini par se retourner pensant se tromper de chemin. C’est si émouvant. Quels stigmates peuvent en résulter? Et si elle perdait confiance en s’imaginant que la volonté ne sert à rien, que l’échec est inévitable et systématique? Je veux qu’elle sache et je lui raconte que nous avons fait tout ce que nous pouvions toutes les deux, tout d’abord en essayant très fort naturellement, puis en nous soulageant avec quelques médicaments, pourtant si redoutés et pour finir nous avons été pris en charge par ceux qui savaient que malgré notre obstination, le dénouement ne porterait qu’un nom. Lorsque je me répète que ce sont des raisons physiologiques qui ont entraîné cette sentence déterminante, je suis un peu rassurée, mais pourtant l’aspect psychologique me rattrape toujours. Qu’est ce qui a fait que je n’ai pas pu accoucher par les voies naturelles? Un secret enfouit quelque part, un tabou, une angoisse trop profondément ancrée, une sexualité torturée, la terrible peur qu’on nous passe à travers, l’évidence de devenir femme, puis mère? Je cherche encore mais je n’en sais pas plus au fond.
Je constate que notre société nous évoque peu, nous, les césarisées, on néglige nos maux parce qu’on imagine que nos souffrance physiques étaient moins fortes. La césarienne fait référence à celle qui contourne, qui échappe, qui triche en déjouant dame nature et qui pipe les dés.

Il y a beaucoup de documentation médicale pointue, mais peu de récits et témoignages exposés, l’aspect émotionnel n’est que peu considéré. Pourtant nous sommes arrachées à nos bébés, dans l’urgence et le non-dit. Nous sommes dépossédées de nos corps et rongées par une culpabilité indescriptible.

Il m’est arrivé plusieurs fois dans des groupes de parole, d’être écoutée à moitié lorsque c’était le tour de mon histoire. C’est inconscient bien sûr et pour l’avoir pensé moi-même avant, je comprends ce désintérêt, mais cela nous isole et nous condamne à minimiser nos peines.

Il y a souvent des notions de clans entre les mamans et bien il existe aussi le clan des césarisées et celui des accouchées par voie basse. Je me rappelle très bien de ce moment où au cours de yoga la prof demanda à toutes de faire un exercice sur le ventre pour détendre je ne sais quelle partie du corps, et pourtant sachant que j’avais une balafre de 12 agrafes en cicatrisation ne me proposa même pas un exercice alternatif, c’est ce genre de comportement qui scinde encore un peu plus les groupes.

Il y a même des sous groupes dans les groupes, puisque je serai la première à m’interpeller lorsque certaines choisissent délibérément cette pratique qui pour moi était la dernière possibilité de tous les scénarios catastrophes.
Après plus de 11 mois, ma cicatrice guérit lentement, je la sens et une zone large autour est encore complètement endormie, comme si elle était morte, je ne sais pas si je retrouverai un jour les sensations d’avant.

Cette épreuve a de grands points positifs pourtant, j’ai eu la chance de rencontrer des personnes fabuleuses qui ont su trouver des mots très réparateurs: "C’est toi qui l’a mise au monde, uniquement toi". "C’est une magnifique idée de vouloir sortir par la porte patio, parce que sur les terrasses il y a de la place, de la lumière et il y fait bon vivre".

Et surtout, je me réjouis d’avoir la chance de voir chaque jour l’endroit d’où ma fille est littéralement sortie. Je tente de caresser ce territoire pudique et incertain, je le convaincs que nous n’avons pas échoué mais donné la vie. Cette cicatrice me rappelle qu’il y a mille façons de naitre mais ce qui compte est ce qu’on fait avec. J’ai décidé d’être positive et de faire la paix, finalement.

La naissance de ma Nounou a été un moment décisif et marquant très différent de celui que j’avais imaginé mais cette naissance me réconcilie avec le lâcher prise. De toutes mes forces j’ai essayé de garder ma volonté, mon optimisme et ma ténacité pour les transmettre à ma fille et en faire des valeurs essentielles.

Chloé Boehme
 
B. Ps., Conseillère périnatale